Pierre Assouline Le romancier français, invité mercredi à l’Alliance française de Fribourg, prend le large pour mieux voir, depuis le pont des premières, sombrer l’Europe d’hier.

Bien que nimbée de mystère, la fin de l’histoire est connue. On ne croit donc pas émousser le plaisir du lecteur en accompagnant notre chronique de cette illustration qui met en scène le naufrage en 1932 du Georges Philippar, battant fièrement pavillon français avant d’être avalé par le feu, puis la mer.

Car au début, tout est bien sur le pont du Paquebot de Pierre Assouline! Toujours aussi éloquent dans sa manière de naviguer dans les eaux troubles de l’histoire, le romancier, invité mercredi prochain de l’Alliance française de Fribourg, nous embarque sur la ligne Marseille-Yokohama, à l’étage des mondanités. Son narrateur, un bibliophile aux motivations secrètes, fraie parmi les premières tout en conservant une posture marginale qui lui permet de poser sur ce «microcosme flottant» un regard sans concession.

Flambant neuf

De fait, dans les salons luxueux de ce bâtiment flambant neuf, «ambassadeur d’un art de vivre à la française» tapissé de raffinement ostentatoire, s’égaye une petite cour de prétendues grandes gens, nouveaux riches et vieux fortunés, snobs et nobliaux, industriels et énergumènes à particule, radoteuses endiamantées et autres cosmopolites en fuite des réalités terriennes, sinon d’eux-mêmes. Ou comment mener grand train sur un bateau. Fascinante constellation de personnages qui sont l’occasion, pour l’écrivain ici au sommet de son art de portraitiste, de croquer sans ménagement cet aréopage de parvenus, à la manière de Jules Verne dans Une ville flottante – elle, «du genre à vouvoyer ses chiens» et qui «avait cette façon inimitable de s’exprimer avec des majuscules plein la bouche», lui, qui «avait l’air amoureux de son déclin»…

Petit monde croisiériste qui se croise et se toise entre la table, le fumoir, le pont-promenade et la piscine, dans un huis clos maritime dont l’insouciance peu à peu se trouble tandis que parviennent les rumeurs assourdies de l’autre monde, le grand. Celui où l’après-guerre, déjà, semble prendre fin; celui où le vociférant Hitler commence à distiller son poison haineux dans les veines la démocratie allemande. La croisière, alors, s’amuse moins, et les disputationes de ces oisifs en villégiature prennent des airs de guerres des tranchées politiques. «Nous jouions aux dés le destin de l’Europe entre l’ordre absolu et l’apocalypse relative.» L’occasion pour l’auteur de souligner, à la manière d’un Eric Vuillard dans L’Ordre du jour, la connivence des grands patrons avec l’autoritarisme nazi.

L’actualité, comme un orage roulant sur l’horizon… où fulgurent aussi d’inquiétants éclairs. Car les passagers du Georges Philippar sont toujours plus nombreux à constater des dysfonctionnements électriques dans leur cabine. Et de savoir que 220 volts courent derrière les lambris vernis de cellulose très inflammable n’est pas pour les rassurer. D’avaries en allusions, notamment à l’incendie du Bazar de la Charité, ces étincelles narratives mettent le récit, déjà échauffé par la situation politique, sous tension plus élevée encore. Et lorsque à l’escale de Shanghaï monte à bord le célèbre Albert Londres avec, dans ses valises, un reportage lui aussi hautement explosif, tout semble concourir à l’inexorable. Sur le chemin du retour, au large d’Aden, le feu prend sur le pont des premières. La croisière, alors, ne s’amuse plus du tout. Une quarantaine de personnes disparaîtront dans le naufrage, dont Albert Londres.

La fin de cette histoire est certes connue, mais le large faisceau de ses circonstances l’est beaucoup moins. Ce n’est donc pas en tirant, un peu vainement, les fils fictionnels de la passion amoureuse ou du mystère bibliophilique que Pierre Assouline tient son lecteur. Plutôt en donnant chair à cette Europe miniature, confinée en un ailleurs qui en exacerbe les tensions – à l’image du sanatorium de La Montagne Magique de Thomas Mann, au seuil d’une autre guerre. D’une plume racée, tressée d’images fortes, de dialogues formidablement enlevés et de références littéraires où apparaissent ses empathies de biographe (de Londres à Hergé), il signe une éloquente fresque historique, au point de bascule de ce Monde d’hier dépeint par Zweig.

«Après tout, un paquebot pourrait être l’endroit idéal pour attendre le naufrage du monde, là-bas au loin. On s’y sent protégé.» Jusqu’à ce que les certitudes, à leur tour, sombrent. Thierry Raboud

Pierre Assouline,Le Paquebot, Ed. Gallimard, 406 pp. L’auteur est invité de l’Alliance française de Fribourg, mercredi 27 avril, 18 h 30, Salle Rossier, Fribourg.