Défense Donald Trump l’avait taxée d’«obsolète» en 2017. Emmanuel Macron lui avait diagnostiqué «un état de mort cérébrale» deux ans plus tard. Il a fallu l’électrochoc de la guerre en Ukraine pour remettre d’aplomb l’Otan. Si les membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord font désormais bloc pour assurer la sécurité du Vieux Continent, l’appel à l’aide des Européens à Washington trahit encore une fois leur américano-dépendance.

«Il est temps pour l’Europe de devenir adulte et de ne plus s’en remettre aux Etats-Unis pour assurer sa défense», affirme le général Vincent Desportes, professeur de stratégique à Sciences Po et coauteur avec Christine Kerdellant de «Visez le sommet. Pour réussir, devenez stratège» (Ed. Denoël). En marge d’une conférence donnée mardi à Fribourg, il livre un plaidoyer pour une Europe de la défense.

Pourquoi est-il risqué de laisser la sécurité de l’Europe entre les mains américaines?

Vincent Desportes: Ce serait se tromper complètement. Ce n’est pas la guerre en Ukraine qui changera le cap des intérêts américains qui sont tournés vers l’Asie. Leurs affaires se font majoritairement là-bas désormais. Les Américains sont de moins en moins européens. Le lien charnel qui a ramené les Etats-Unis en 1917 et 1943 en Europe est en train de se distendre. La majorité de la population n’a plus aucune racine avec l’Europe: elle est africaine, latino-américaine et asiatique. La dérive à long terme de l’Amérique vers le Pacifique ne va pas changer à cause de Vladimir Poutine.

Les intérêts divergent-ils trop, à l’image de l’affaire des sous-marins français?

Oui. Ce fut un acte majeur. Les Etats-Unis ont préféré bafouer un partenaire européen de poids comme la France pour renforcer leurs alliances dans le Pacifique. Ce qui préoccupe Washington, ce n’est pas l’Europe: ce sont les tensions entre la Chine et Taïwan et les élections américaines de mi-mandat en novembre prochain. Nous observons un découplage stratégique entre l’Europe et les Etats-Unis. Cela dure depuis longtemps et ce changement a été acté par le président Barack Obama qui a dit qu’il était le premier président du Pacifique.

Les Etats-Unis ont pourtant encore une fois volé au secours de l’Europe face à l’invasion russe…

Ils sont revenus en partie. Joe Biden l’a fait sous la pression du Congrès et des Européens. C’est une affaire de morale. Mais le président a fixé des limites, répétant qu’aucun soldat américain n’irait se battre en Ukraine. Les Américains ne se sacrifieront pas pour Berlin, Varsovie ou Paris. L’Otan est capable de le faire un peu mais pas d’exercer la défense ultime de l’Europe. C’est pourquoi le général de Gaulle avait décidé de faire de la France une puissance nucléaire. Mais si les choses tournaient mal, il n’y aurait que la France pour assurer la défense de l’Europe. Elle est le seul pays de l’UE disposant d’armes nucléaires pour dissuader Vladimir Poutine d’aller trop loin.

Les Européens doivent-ils plus compter sur eux-mêmes pour garantir leur sécurité?

Ils n’ont pour l’heure qu’un seul outil, l’Otan. L’Alliance a repris la mission qui était la sienne avec la guerre en Ukraine et c’est tant mieux. D’ailleurs, je ne demande pas la dissolution de l’Otan qui est une belle machine. Mais le problème est qu’on ne sait pas jusqu’où elle ira pour défendre l’Europe. C’est la raison pour laquelle il faut sortir de ce rapport de seigneur à vassal avec les Etats-Unis. L’Europe doit régler elle-même sa sécurité.

La guerre en Ukraine réveille-t-elle l’Europe de la défense?

Oui. Le coup aura été si fort qu’on comprend enfin que la défense de nos valeurs demande une Europe forte qui a les moyens de se défendre, indépendamment des Etats-Unis, mais en alliance avec eux. Il y a à nouveau le sentiment d’un besoin de défense collective en Europe. Les pays baltes commencent à s’intéresser à la défense européenne, tout comme les Danois qui veulent entrer dans le processus. Cette crise va encourager l’Europe à construire son autonomie stratégique et à devenir enfin un acteur géopolitique à la hauteur de ce qu’elle est: une grande puissance économique mondiale.

Une défense européenne commune est-elle compatible avec l’Otan?

Oui. L’intérêt des Etats-Unis est d’avoir une Europe forte. Cette dernière doit devenir un pilier majeur, autonome et décisionnaire de l’Otan. L’Alliance sera d’autant mieux défendue qu’il y aura deux piliers capables de s’unir. Par ailleurs, dans un monde instable, il faut que les pays européens renforcent leur armée et passent à un budget de guerre froide de 3% du PIB. Cela suppose de se mettre en économie de guerre.

C’est une vision de militaire…

La liberté se paie. Les armées européennes ne doivent pas être fortes dans 15 ans mais maintenant. Un autre Poutine peut provoquer encore une guerre d’ici là. Le monde est train de basculer. Aux Européens de faire en sorte qu’ils basculent du bon côté.