Noir Le monde se fait un sang d’encre. Difficile de trouver genre littéraire plus universel que le polar, dont les obscures atmosphères se déploient sur tout le planisphère. C’est que ces histoires de meurtres et mystères, devant lesquelles la critique, par dédain pour le populaire, s’est longtemps pincé le nez, excellent à faire danser les démons indigènes. «Chaque aire géoculturelle a ses traumatismes collectifs, et les cadavres que l’on trouve sur les scènes de crime renvoient à ceux – métaphoriques – que chaque culture a gardés dans ses placards», écrivent ainsi Michel Viegnes, Sylvie Jeanneret et Lora Traglia.

Les trois chercheurs fribourgeois publient Les lieux du polar, recueil d’articles qui voyagent de Scandinavie en Afrique du Sud et de Chine en Italie pour étudier les ancrages du polar, ces racines régionales qui, paradoxalement, en font la saveur universelle. Ouvrage aussi instructif qu’accessible, comme une manière également de «rendre hommage à ce genre littéraire qui sait parler de nos angoisses existentielles et aussi de nos espoirs», note Sylvie Jeanneret, chercheuse à l’Université de Fribourg et lectrice passionnée, qui cosigne un article sur le polar helvétique. Interview.

Comment ce genre, longtemps dédaigné par la critique, a-t-il fini par acquérir ses lettres de noblesse?

Sylvie Jeanneret: Le polar traditionnel, associé au roman à énigme voire au thriller, a effectivement été assimilé à la paralittérature et longtemps décrié par les critiques et universitaires, comme s’il n’entrait pas dans les critères qualitatifs de la «vraie» littérature. Dès 1959, de grands auteurs se sont emparés de ses codes pour en faire quelque chose de singulier, à l’instar de Dürrenmatt ou Robbe-Grillet. Mais il faudra attendre le XXIe siècle et des auteurs comme James Ellroy ou Thierry Jonquet pour que le polar acquière, au travers de sa veine sociale, une forme de légitimité dans le champ littéraire. Bien que son statut demeure ambigu en France, où il est encore peu étudié à l’université contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons.

Comment expliquer le succès éditorial du polar?

Tout polar est construit sur des invariants, sur une série de stratégies narratives qu’un amateur du genre reconnaît aisément. Un cadre attirant à l’intérieur duquel opère une forme de déstabilisation, avec des histoires qui se déroulent dans un ailleurs dépaysant. Le polar met donc en scène des univers inconnus dans lesquels le lecteur se sentira toujours en terrain connu, ce qui peut expliquer pourquoi le genre bénéficie d’un lectorat aussi hétérogène, et se vend aussi facilement. Les éditeurs, qui ont accéléré sa diffusion à large échelle, l’ont bien compris. Enfin, il faut souligner que le roman noir, par sa dimension de critique sociale, exprime et exorcise beaucoup de nos angoisses contemporaines.

Un genre mondialisé, pourtant marqué par un fort ancrage local. Faut-il y voir une forme de paradoxe?

Un polar ne tient que s’il parvient à mettre en place une atmosphère. Celle-ci va naître de la faculté de l’auteur à immerger son lecteur dans le récit en créant une proximité avec les personnages, mais également du réalisme de son décor. Tout l’intérêt tient alors à la manière, apparemment paradoxale, dont les invariants canoniques du genre sont mêlés à une forme de peinture régionaliste, que l’histoire se passe en Italie ou en Afrique du Sud. Et là où les territoires urbains mobilisent un imaginaire universel, que ce soit à Los Angeles ou Paris, les touches locales sont essentielles pour créer un sentiment d’authenticité.

Au point de jouer avec les fantasmes et stéréotypes, à l’image de ces polars suisses remplis de banquiers véreux et de montagnes sauvages…

C’est l’équilibre qui va créer un bon livre, entre le stéréotype qui permet la critique sociale par distanciation et la peinture locale qui doit être assez sincère pour permettre l’empathie et l’identification du lecteur. Entre régionalisme et cliché, les auteurs suisses marchent effectivement sur un fil.

Quelles sont les caractéristiques du polar suisse?

Il n’y a pas à proprement parler de «polar helvétique», du fait d’un grand manque de traductions entre les régions, plutôt différentes traditions aux caractéristiques propres. Le polar a émergé plus tôt côté alémanique, au XXe siècle déjà, avec Friedrich Glauser puis Dürrenmatt. Ces auteurs ont créé un terreau favorable sur lequel s’est développé de manière très vivace ce que les Alémaniques appellent le regionalkrimi, dont relèvent par exemple les romans de Hansjörg Schneider. Cela a permis à un auteur comme Martin Suter de s’imposer avec son excellente série des von Allmen.

Côté romand il n’y a pas de tradition historique. Le polar s’est donc imposé plus timidement et plus tardivement, dès le XXIe siècle, avec des textes influencés par le néopolar français, là où les Alémaniques sont plutôt portés sur le roman à énigme. Les romans noirs de Joseph Incardona, par exemple, se rapprochent du roman social et s’écartent des ressorts traditionnels d’un roman à énigme.

Ces textes s’exportent relativement peu, au contraire du polar scandinave. La «suissitude» n’est-elle donc pas vendeuse?

D’une façon générale, la «suissitude» ne fait effectivement pas rêver le lectorat étranger. Ce n’est pas pour rien qu’un auteur comme Marc Voltenauer a situé son précédent roman en Scandinavie ou que Joël Dicker place ses intrigues aux Etats-Unis, même si son tout dernier livre emmène son lecteur à Genève et Verbier. Et bien que les aspects régionalistes des polars suisses soient au service d’une dimension universelle, manière d’affirmer que ce qui se passe à New York peut aussi se passer à Fribourg, il reste difficile de traverser les frontières. On pourrait toutefois penser qu’avec sa singularité, le polar suisse saura imposer sa voix dans le marché hypermondialisé du polar.

M. Viegnes, S. Jeanneret, L. Traglia (dir.), Les lieux du polar, Ed. Alphil, 284 pp.